Notre regard sur les « fichiers Monsanto » : scandale éthique ou tempête dans un verre d’eau ?
En révélant des documents établis en 2016 par le cabinet Fleishman-Hillard pour le compte de Monsanto sur le sujet du glyphosate, Le Monde a relancé le débat sur la légitimité de l’activité de représentation d’intérêts, ce que l’on appelle couramment le lobbying, et plus particulièrement sur les moyens utilisés par les professionnels pour mener à bien leur mission.
Le 9 mai dernier, le quotidien diffusait en effet deux tableaux répertoriant une liste de dizaines de personnalités politiques, journalistes et dirigeants d’organisations publiques ou professionnelles. Le premier tableau recensait ces personnalités et les classait en fonction de divers critères parmi lesquels leur « crédibilité », leur « force d’expression » et leur position par rapport aux demandes de Monsanto sur le glyphosate. Le second, conçu comme le fer de lance de la stratégie de lobbying de la firme, dont le but était la reconduction de l’homologation du glyphosate pour une durée de 15 ans, répartissait ces personnalités selon quatre catégories : « alliés », « allié potentiels à recruter », « parties prenantes à éduquer », « parties prenantes à surveiller ».
Ces révélations ont suscité de vives réactions et plusieurs institutions ou personnalités figurant dans les fichiers ont d’ores et déjà porté plainte ou saisi la CNIL : Le Monde, France Télévisions, Radio France, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ou le encore le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) notamment. Les politiques se sont emparés du sujet pour stigmatiser un véritable scandale, à l’instar de Ségolène Royal qui a dénoncé des pratiques « condamnables » en fournissant au passage une définition sans nuance des activités de lobbying : « le lobbying, c’est ça, savoir quelle personne approcher puis manipuler pour changer une décision ».
Des réactions hors de propos
On pourrait dans un premier temps s’étonner de la virulence de la polémique, ce sujet n’étant pas sans précédent. Les cartographies réalisées par Philip Morris en 2013 ou celles du laboratoire Servier dans l’affaire du Mediator en 2011 avaient par exemple en leur temps suscité des polémiques passionnées et incité les politiques à appeler à davantage de transparence dans les activités de lobbying, un mouvement qui s’est traduit en France par l’adoption de deux lois en 2013 et 2016 réglementant celles-ci.
L’étonnement pourrait être d’autant plus grand que toute activité humaine repose désormais systématiquement sur la classification des individus auxquels elle s’adresse en fonction de critères multiples et divers (habitudes de consommation, catégories sociaux-culturelles, géographie, âge, sexe…). Au point que l’Union européenne s’est dotée de règles strictes sur la constitution et la gestion des données, le célèbre Règlement général sur la protection des données (RGPD) transposé en droit français en 2018.
Les hommes politiques eux-mêmes sont des utilisateurs permanents de ces catégorisations indispensables pour gagner les élections ou améliorer les sondages de popularité. Et il est clair que de tels fichiers sont indispensables à toute entreprise, toute ONG, toute association ou tout cabinet exerçant une activité de représentation d’intérêts qui souhaite agir au service d’une cause. Quand on veut faire triompher un point de vue, on ne peut pas faire l’économie de se demander qui pourra le soutenir et qui pourra s’y opposer.
Dès lors, le sujet n’aurait pas dû être un énième débat sur la légitimité du lobbying mais de rechercher si, en l’espèce, les cartographies de Monsanto respectaient ou non la loi en vigueur au moment où elles ont été établies.
L’affaire Monsanto : des pratiques contraires à la loi française ?
Contrairement à la teneur de beaucoup de réactions, ce n’est pas la constitution de fichiers ou de cartographies qui doit donc être discutée dans cette affaire, mais bien la manière de le faire et la nature de leur contenu.
L’association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL), dont CLAI est membre, a rappelé à la suite de la publication de l’article du Monde que la constitution de fichiers et cartographies pouvant contenir des informations sur les positions de personnalité ou autorité était légale sous certaines conditions énoncées par le code pénal, la loi relative à la transparence de la vie publique de 2013, la loi Sapin 2 de 2016 et le RGPD. Une des conditions majeures est le caractère public des prises de position des personnes « cartographiées », parlementaires, journalistes ou influenceurs…. Dans ce travail de recensement des alliés ou adversaires potentiels, dans de nombreux cas, la simple prise en compte des fonctions suffit : par construction, la position d’un directeur du ministère de l’Agriculture ne sera pas là même que celle de son homologue du ministère de la Santé ou de l’Environnement.
Il appartiendra à la justice de déterminer la légalité des fichiers établis pour Monsanto. Il serait néanmoins regrettable que cette affaire relance la suspicion sur une activité pourtant indispensable au bon fonctionnement de la démocratie.
La représentation d’intérêts : une activité indispensable au bon fonctionnement de la démocratie.
Le lobbying fait en effet de très longue date pleinement partie du débat démocratique. Les parlementaires qui votent les lois, les ministres, fonctionnaires ou conseillers gouvernementaux qui préparent les projets de texte ou de décision ne bénéficiant pas en toute circonstance et sur tous les sujets des informations nécessaires ou suffisantes. Il est normal et sain qu’ils puissent échanger avec des représentants des personnes physiques ou morales concernées avant de se prononcer. De même, il est légitime que chacun puisse faire entendre son point de vue avant toute décision quelle qu’elle soit. Et que ceux qui estiment qu’elle pourrait être contraire à leurs intérêts puissent le dire et expliquer pourquoi. La représentation d’intérêts est à ce titre un moyen indispensable de participation à la prise des décisions et de légitimation de celles-ci.
C’est d’ailleurs parce que l’activité de représentation d’intérêts est nécessaire au débat démocratique qu’elle a été progressivement reconnue et encadrée dans la législation française. D’abord codifiée par les règlements de chacune des deux chambres du Parlement en 2009, elle est depuis réglementée par deux lois majeures : celle de 2013 relative à la transparence de la vie publique, qui traite notamment des « conflits d’intérêts », et la loi Sapin 2 de 2016 qui a marqué une nouvelle étape avec la création d’un registre numérique des représentants d’intérêts tenu par la HATVP. Les représentants d’intérêts doivent désormais fournir diverses informations concernant leur activité.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait pas de nouvelles avancées à faire, à la lumière des leçons tirées de la mise en œuvre de ces textes.
Les 15 et 16 mai s’est tenu le colloque » 48h Chrono sur le lobbying » organisé par Sylvain Waserman, député du Bas-Rhin. Parmi les propositions phares formulées lors des débats figurent une plus grande transparence de la pratique des amendements proposés « clés en main » par certains représentants d’intérêts, la simplification de la définition du représentant d’intérêts ainsi que l’adoption d’un code de déontologie…
Le cabinet CLAI soutient ces propositions qui visent à mieux assurer la transparence d’une activité indispensable au fonctionnement de notre démocratie.