Notre regard sur la situation en Nouvelle-Calédonie
L’affirmation du représentant de l’Etat en Nouvelle-Calédonie, pour qui le territoire serait « au bord de la guerre civile » a donné la mesure de la gravité de la situation créée par l’adoption en première lecture par l’Assemblée nationale du projet de loi constitutionnelle modifiant le collège électoral pour les élections locales. Le Président de la République a réagi en accordant trente jours aux indépendantistes kanaks et aux adversaires de l’indépendance, fréquemment appelés « loyalistes », pour trouver un accord sur la réforme, sans pour autant remettre en cause publiquement le calendrier qui prévoit une réunion du Congrès d’ici fin juin. Dans le même temps, le Gouvernement et les loyalistes font du retour à l’ordre républicain un préalable à toute reprise des discussions. Le premier communique ostensiblement sur l’envoi de renforts, notamment de Gendarmerie, et lance une grande opération destinée à supprimer les barrages routiers. Il est vraisemblable qu’il y parviendra mais d’une manière qui ne va que renforcer l’hostilité et la rancœur des indépendantistes. Et ruiner un peu plus la confiance patiemment tissée après les troubles insurrectionnels de 1984 à 1988, à partir des accords de Matignon puis renforcée par ceux de Nouméa en 1998.
Sans entrer dans les méandres d’un dossier extrêmement complexe, rappelons que la situation de la Nouvelle-Calédonie est particulière. Elle figure sur la liste des territoires restant à décoloniser de l’ONU mais la population « originelle » au profit de laquelle ce droit à l’indépendance est reconnu, le peuple kanak, est minoritaire sur l’ile puisqu’il ne représente que 40 % des habitants. Et la très grande majorité des 60% restants sont des descendants de colons installés depuis plus de 100 ans, un flux continu d’immigration depuis plusieurs décennies ayant contribué à renforcer ce déséquilibre. Dans ce contexte, l’acquis des accords de Matignon et de Nouméa est d’avoir posé le principe que l’évolution vers l’indépendance ne pourrait venir que d’un scrutin ouvert aux deux communautés, ce qui n’était pas évident au regard de ce qui s’est passé dans le Monde depuis 1945, en Algérie par exemple. Il appartient en conséquence aux deux communautés de définir ensemble un projet pour l’île et de le mettre en œuvre dans le cadre d’institutions très spécifiques qui ont été conçues pour pouvoir donner des responsabilités exécutives aux indépendantistes. Avec l’aide bienveillante et conciliatrice de l’Etat dont la neutralité à l’égard tant des kanaks que des loyalistes est la clé de voute et la condition de réussite de ce processus de « décolonisation négociée », ce qui n’est pas nécessairement synonyme d’indépendance.
Les accords de Nouméa avaient prévu, après une période transitoire de vingt ans, la tenue de trois référendums devant permettre à la population de se prononcer sur une éventuelle sortie de la République française. Les deux premières consultations en 2018 et 2020 se sont traduites par un rejet d’une indépendance totale. Le troisième organisé en 2021 a été marqué par un boycott des indépendantistes et un taux d’abstention de 56,1%, enlevant à l’écrasante majorité en faveur du statu quo (+ de 90% des votants) toute efficacité politique et symbolique et aboutissant à un blocage du processus d’évolution négociée et consensuelle. Il fallait donc reprendre les discussions pour définir un nouvel horizon, ce à quoi le gouvernement s’est employé à partir de l’été 2022. Il a alors buté sur un problème qui est second au sens propre du terme mais en réalité essentiel, celui du collège électoral pour les élections territoriales.
Compte-tenu du déséquilibre démographique, la question de la définition de ceux qui sont appelés à voter pour celles-ci est un enjeu majeur puisqu’elle détermine la capacité des indépendantistes à contrôler et gérer les institutions territoriales ou jouer un rôle dans l’évolution de l’île et son développement économique et social. Il y a trois collèges différents en Nouvelle-Calédonie : pour les référendums statutaires, pour les élections territoriales et pour les autres élections. S’agissant des élections territoriales, le principe initial était celui d’un « collège glissant », à partir du collège de 1988, ouvert aux nouveaux résidents dix ans après leur installation et aux « natifs ». En 2007, le Président Chirac a décidé de bloquer le collège et s’est engagé au nom de l’Etat à ce qu’il reste durablement fermé, ce qui pose un problème constitutionnel incontestable. Tenu d’organiser les élections territoriales, et pour éviter toute contestation juridictionnelle, le gouvernement a mené parallèlement aux discussions de fond, une négociation sur ce second sujet. Estimant que les indépendantistes faisaient traîner celle-ci, il a décidé de saisir le Parlement. D’abord d’un projet de loi organique pour repousser les élections qui a été voté sans difficulté puis d’un projet de loi constitutionnelle réintroduisant le « collège électoral glissant ». C’est l’adoption de ce second texte par l’Assemblée nationale qui a déclenché les manifestations et la violence.
Les indépendantistes estiment en effet que la modification du collège électoral doit être discutée en même temps que l’évolution du projet statutaire, la première, voulue par le Gouvernement et les loyalistes, étant pour eux une carte dans la négociation de la seconde qu’ils sont seuls à désirer. Ce refus de dissocier les deux sujets traduit aussi une perte de confiance dans le Gouvernement. La décision d’Emmanuel Macron de maintenir le troisième référendum en 2021, la nomination de la Présidente de la région Sud au gouvernement en 2022 tout en l’autorisant à garder ses fonctions territoriales et donc à participer en tant que représentante des loyalistes aux négociations, le discours très « fort » et fermé du Président de la République en septembre 2023, la désignation d’un député néo-calédonien très hostile à l’indépendance comme rapporteur du projet de loi constitutionnelle ont persuadé les indépendantistes que l’exécutif avait basculé du côté des loyalistes dans un contexte de surenchère parmi ceux-ci en raison des rivalités entre LR, les centristes et le Rassemblement national. Ajoutons qu’il y a eu sept ministres responsables du dossier depuis 2017 et que, quelle que soit l’habileté politique de G Darmanin, confier la double responsabilité de la négociation et du maintien de l’ordre à un même ministre n’est pas un signal d’ouverture pour les leaders indépendantistes habitués depuis Michel Rocard à traiter directement avec le Premier ministre.
Même si les opérations de rétablissement de l’ordre aboutissent à un retour au calme dans les prochains jours, seule l’annonce d’un report du Congrès de Versailles et de la reprise de négociations globales serait de nature à rétablir un début de confiance indispensable pour éviter un retour à la situation antérieure à 1988. Et de prendre le risque de basculer dans la guerre civile comme le craint le représentant de l’Etat.
Eric Giuily
Président de CLAI
Ancien directeur général des collectivités locales au ministère de l’intérieur et de la décentralisation (1982- 1986)