Les entreprises et l’invasion de l’Ukraine
Un mois et demi après le début de la guerre en Ukraine, le pays fait déjà face à un très lourd bilan, des milliers de morts, près de quatre millions d’Ukrainiens qui ont fui les combats et plusieurs villes du pays totalement détruites. A défaut de mobiliser leurs troupes et d’entrer en guerre contre la Russie, les pays occidentaux ont décidé de prendre des sanctions d’une ampleur inédite contre les intérêts économiques de la Russie. Des décisions qui ont des conséquences directes ou indirectes sur les entreprises opérant dans le pays. Parallèlement, des entreprises ont pris d’elles-mêmes, sans répondre à une injonction gouvernementale, la décision de se retirer. Des choix, par lesquels la responsabilité sociétale et éthique met en cause les intérêts financiers à court et long terme, la première l’emportant sur les seconds. Au point qu’on peut se demander si on n’est pas en train d’assister à un vrai changement de paradigme.
Certaines entreprises ont d’abord été contraintes d‘arrêter leurs activités du fait même des sanctions édictées par les différents gouvernements : les compagnies aériennes du fait de l’interdiction d’atterrir dans le pays, les banques avec la prohibition des transactions et l’exclusion des systèmes de paiement, notamment Swift. De tous les pays, les Etats-Unis est celui qui a pris les mesures les plus contraignantes en interdisant notamment les importations de gaz et de pétrole russe. Une situation qui n’a rien d’original et que l’on a connue récemment lorsque Donald Trump a réimposé des sanctions à Cuba, obligeant par exemple le groupe Marriott à s’en retirer, ou à l’égard de l’Iran contraignant des entreprises françaises, comme Airbus, PSA, Alstom ou Vallourec, à quitter ce pays.
Beaucoup plus originale est la décision d’un grand nombre d’entreprises qui, sans qu’elles y soient légalement contraintes, ont fait le choix de partir de Russie ou d’y suspendre leurs activités. Selon le décompte de l’université américaine Yale, plus de 400 entreprises étrangères présentes en Russie ont pris cette décision depuis le début du conflit en Ukraine. Une réponse à l’émotion internationale suscitée par l’invasion russe en Ukraine relayée plus ou moins fortement, parfois par les actionnaires, parfois par les salariés, parfois par les clients. En quelques jours, la plupart des grandes multinationales ont pris position, de McDonald’s à Ikea, en passant par Coca-Cola, Starbucks ou les groupes de luxe français LVMH, Chanel et Hermès.
À l’inverse, les entreprises qui décident de ne pas quitter la Russie sont vivement critiquées sur les réseaux sociaux, les hashtags #stopputin ou #exitrussia fleurissent sur les comptes de multinationales. Le Président ukrainien en a fait un élément important de sa communication. Intervenant le 23 mars dernier devant le Parlement français, il n’a pas hésité à citer les entreprises de notre pays coupables à ses yeux de ne pas avoir encore pris la bonne décision.
Renault, Auchan et Leroy Merlin ont été ainsi nommément pris à partie. Une pression efficace puisque dans les jours suivants, Renault a annoncé suspendre ses activités en Russie et vouloir reconsidérer son engagement dans sa filiale Avtovaz qui produit les célèbres Lada. Face à cette quasi-unanimité, deux groupes se sont cependant distingués et ont pris des positions différentes concentrant les critiques et suscitant des polémiques parfois violentes : Total Energies et le Groupe Mulliez.
Dans un premier temps, le Président de Total Energies, depuis longtemps confronté à ce problème, notamment en Birmanie, s’est contenté de rappeler tout le mal qu’il pense de manière générale des sanctions économiques. Devant les réactions suscitées par cette position abrupte et rigide, accusé de financer l’effort de guerre russe sur les réseaux sociaux, il a dû dans un second temps composer et annoncer un arrêt immédiat des achats de pétrole et à terme de gaz. Et intervenir dans la matinale de RTL pour défendre avec beaucoup d’émotion l’image de son entreprise.
Pour sa part, le groupe Mulliez est fortement engagé en Russie à travers ses marques Auchan et Leroy Merlin. Il s’est refusé à suspendre ses activités en faisant valoir qu’il avait ‘une responsabilité vis-à-vis de ses 45 000 collaborateurs et de leurs familles’, et qu’il contribuait à l’alimentation de la population russe qui n’est pas responsable de la guerre. Des arguments parfaitement audibles, mais qui pèsent peu devant le tribunal médiatique et de l’opinion publique lorsque les salariés ukrainiens de Leroy Merlin demandent à l’enseigne de cesser ses activités en Russie après le bombardement de leur magasin à Kiev.
Cette interpellation directe a été largement relayée par les médias français et une pétition a même été lancée, appelant Leroy Merlin à cesser ses activités en Russie. Sans effet à ce jour. Les groupes familiaux ont sans doute plus de capacité de résistance aux pressions que les sociétés cotées ou contrôlées par des fonds d’investissement.
Ainsi, la guerre en Ukraine fournit une nouvelle illustration de la responsabilité sociétale croissante de l’entreprise. Leurs parties prenantes attendent d’elles qu’elles se conforment à certaines exigences éthiques et collectives, elles n’hésitent plus à leur demander de s’engager quitte à sacrifier des intérêts économiques ou financiers. Et les sociétés le font, témoignant de l’importance prise par leur réputation corporate, devenue un actif incorporel essentiel, à préserver quoiqu’il en coûte.