Les entreprises doivent-elles aussi s’engager en politique ?
A peine la dissolution de l’Assemblée annoncée, Bruno Le Maire s’est empressé d’inviter les entreprises à faire entendre leur voix sur les conséquences probables des différents programmes politiques dits « de rupture ». Mais si le monde médiatique s’agite, si des personnalités publiques (artistes, influenceurs, etc.) prennent position contre l’extrême droite, les fédérations patronales avancent en ordre dispersé, craignant d’alimenter les clivages parmi leurs adhérents et… d’injurier l’avenir. Jusqu’ici assez discrètes, elles se rassurent en évoquant l’exemple de la Première ministre italienne Giorgia Meloni, contrainte d’assouplir son programme économique après son accession au pouvoir, au point que l’on dit dans la péninsule qu’elle est conseillée par son prédécesseur.
Dans le monde des affaires, la politique au sens électoral du terme est taboue. A l’heure de la RSE, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, c’est la dernière limite à leur engagement sociétal. Les entreprises mettent en place des plans climat et zéro carbone, transforment leurs pratiques RH, soutiennent des projets solidaires et inclusifs… mais les débats électoraux, eux, restent circonscrits à la sphère privée de leurs salariés. Si, selon une étude menée pour Entreprise et Progrès par Odoxa, près de 6 Français sur 10 jugent que les entreprises devraient inciter leurs salariés à voter, ils n’attendent pas pour autant de leurs employeurs qu’ils prennent publiquement position pour ou contre un parti et engagent ainsi leur entreprise. La prudence est donc plus que de mise en communication corporate sur ce sujet. Les entreprises restent généralement réticentes à afficher des points de vue qui risqueraient de diviser leurs effectifs, ou de déclencher l’hostilité de leurs partenaires, des investisseurs et des pouvoirs publics. A l’exception peut-être de sujets géopolitiques majeurs, si l’on prend l’exemple des prises de position et des décisions de désinvestissement à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais la guerre entre Israël et le Hamas n’a pas suscité de mouvement identique.
Néanmoins quelques voix dissidentes se font entendre. Ainsi, le Mouvement Impact France, qui rassemble des entreprises engagées pour le progrès social et environnement a exprimé dans un communiqué « son inquiétude quant aux conséquences d’une éventuelle victoire de l’extrême droite » et appelé le monde économique à se mobiliser pour « agir durablement sur les racines de ce vote ». Une prise de parole sans surprise quand on sait que l’un de ses co-présidents, Pascal Demurger, Directeur Général de MAIF, est l’auteur d’un ouvrage au titre évocateur : L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus (L’Aube, 2019). Il avait aussi signé dans l’entre-deux-tours de la dernière présidentielle, une tribune dans L’Obs avec Laurent Berger pour appeler à voter « sans hésitation » pour Emmanuel Macron contre Marine Le Pen.
Puis, lundi 17 juin, l’Association française des entreprises privées (Afep), prenant le relais d’un Medef silencieux, a mis en garde contre un « risque majeur » de « décrochage durable » de l’économie en fonction des résultats des législatives.
Dans des pays proches, des chefs d’entreprise sont allés encore plus loin, s’impliquant eux-mêmes directement. Ainsi, une coalition de grandes entreprises allemandes a brisé récemment le silence pour dénoncer la montée de l’extrême droite outre-Rhin. Dans une tribune, une trentaine de signataires, dont les représentants de puissants groupes comme la Deutsche Bank, BASF, Siemens ou encore Volkswagen, ont condamné la xénophobie du parti AFD, contraire à leurs valeurs mais aussi, et peut-être avant tout, à leurs intérêts, alors que le pays a besoin de main d’œuvre étrangère. Autre exemple : aux Pays-Bas, ASML, l’un des leaders mondiaux de l’industrie des semi-conducteurs, a menacé de délocaliser son activité si le nouveau gouvernement venait à freiner l’arrivée de travailleurs immigrés. Dans ces deux cas, l’attitude des chefs d’entreprise revient à faire ce que Bruno Le Maire demandait à leurs homologues français : attirer l’attention sur les risques pour la prospérité économique des entreprises de mesures envisagées par tel ou tel parti politique.
Aussi, au nom de la protection de leurs intérêts, les chefs d’entreprise, plus que les entreprises elles-mêmes, ne doivent pas hésiter à s’engager, non pour donner des consignes de vote, car le choix du bulletin devant l’urne reste une liberté individuelle dans un pays démocratique, mais pour éclairer le débat, faire la pédagogie des enjeux et mettre les citoyens face aux conséquences potentielles de certains choix. Une prise de parole délicate et sensible cependant, à pratiquer avec beaucoup de prudence, car elle peut facilement avoir un effet boomerang et renforcer ceux que ses interventions auraient pour objet d’affaiblir.
Eric Giuily, Président de CLAI & Valentine Serres, Directrice conseil chez CLAI