Faut-il en politique « parler cru » pour être entendu ?
« Emmerder » les non vaccinés, faire un doigt d’honneur à une femme, vouloir « ressortir le Kärcher de la cave », affirmer que le Président “a cramé la caisse” … au cours des dernières semaines, les candidats à la prochaine élection présidentielle, déclarés ou presque, ont choqué par leurs saillies et gestes agressifs. L’opposition s’est engouffrée dans l’opportunité offerte de critiquer sévèrement le chef de l’État après son interview au Parisien. Personne n’est dupe : la formule n’a rien d’un dérapage incontrôlé. Il s’agit ouvertement d’une tactique politique pour diviser et susciter l’adhésion des citoyens vaccinés, largement majoritaires, qui, parie-t-il, en pensent autant. Et tant pis si Emmanuel Macron oublie ainsi ses déclarations de début décembre sur TF1 et LCI sur les méfaits des petites phrases choc, qui divisent et stigmatisent, surtout lorsqu’elles émanent du Président de la République.
La recherche de formule choc au prix de quelque liberté avec la langue académique n’est pas un phénomène nouveau : on se souvient du célèbre « Casse-toi pauv’ con ! », prononcé par Nicolas Sarkozy il y a presque quatorze ans et un peu moins sans doute de l’historique “ la réforme, oui, la chienlit, non” du Général de Gaulle en mai 1968. Les experts de la linguistique et de la rhétorique analysent la multiplication de ces écarts comme une volonté pour les personnalités politiques de rapprocher leur discours du langage courant. La vulgarité permettrait de briser la déconnexion des représentants politiques avec le peuple : en parlant « vrai » ou de manière « cash », on deviendrait soudainement plus audible. Une théorie déjà éprouvée par la scène du rap français où « parfois il faut parler cru pour être cru », comme l’expliquait Mathias Vicherat dans son essai Pour une analyse textuelle du rap français.
La vulgarité comme marqueur de notre époque
Dans un ouvrage publié en 2019, l’essayiste Bertrand Buffon expliquait que la vulgarité, aujourd’hui omniprésente, est un produit de la modernité pour au moins trois raisons.
Choquer les esprits est une façon de susciter l’attention, à un moment de notre histoire contemporaine où le désintérêt des citoyens pour la chose politique n’a jamais été aussi profond. En prise avec cette bataille de l’attention, les médias sont conduits à mettre en avant les discours clivants, qui heurtent, au détriment des idées raisonnables et des prises de parole bienséantes, aseptisées ou trop construites. Mieux vaut une formule choc, ou “punch line” dans le langage des communicants, qu’un raisonnement étayé !
C’est aussi le résultat de la digitalisation des usages, qui s’est imposée dans notre quotidien depuis une dizaine d’années. Cette révolution a eu un impact considérable sur les manières de s’exprimer, en introduisant un nouveau vocabulaire, une syntaxe et une grammaire mouvantes. Avec pour conséquence de nouvelles attentes de l’opinion en termes de débat public : des idées simplifiées, plus de spontanéité, le choc des mots plus que celui des idées.
Enfin, une autre explication serait l’alignement du niveau de discours politique sur des prises de positions toujours plus catégoriques de la part de la population, à l’heure où l’on observe une forte radicalisation des opinions. Si les idées sont plus tranchées, elles peuvent être formulées de manière plus incisive.
Face à une évolution qui semble inéluctable, faut-il donc accepter que les prochains mois soient émaillés de propos de la sorte ? La campagne présidentielle qui doit permettre aux Français de choisir non seulement leur dirigeant mais aussi un programme politique pour les 5 ans à venir doit-elle se résumer à une bataille de petites phrases ou pourra-t-elle permettre un vrai débat sur les orientations de fond. La réponse est au moins autant chez les candidats que chez les Français eux-mêmes et dans l’intérêt qu’ils manifesteront, ou pas, à l’égard des solutions proposées par les premiers. Car on peut critiquer les politiques et les médias mais ils ne sont que le reflet des attentes des citoyens.