Les malheurs d’Emmanuel Faber ou la revanche de Milton Friedman
Une décision en trompe-l’œil ! Certes, Emmanuel Faber a conservé ses fonctions de Président de Danone au terme de trois heures de délibération du Conseil d’administration du groupe, réuni hier pour la deuxième fois en moins de dix jours. Mais il devra aussi rapidement que possible cohabiter avec un directeur général chargé de la gestion opérationnelle. Les fonds d’investissement qui réclamaient une réforme de la gouvernance ont donc eu gain de cause sur l’essentiel. Le Conseil a entériné leur analyse selon laquelle avant de se soucier de sa responsabilité sociétale et environnementale, une entreprise cotée au CAC 40 se doit d’être suffisamment rentable pour faire progresser le cours de ses actions et faire au moins aussi bien dans ce domaine que ses principaux concurrents, Nestlé et Unilever en l’occurrence.
Pourtant, il y a un an, le géant français de l’agroalimentaire semblait avoir le vent en poupe. Au début de la crise sanitaire, le charismatique PDG du Groupe, Emmanuel Faber, venait au micro de France Inter pour garantir qu’il sauverait les emplois et maintiendrait les salaires de l’ensemble des collaborateurs du Groupe dans le monde.
Bien plus, le 26 juin 2020, l’entreprise a adopté le statut d’Entreprise à Mission et est ainsi devenue la première société cotée à revêtir en France ce cadre juridique introduit par la loi PACTE en 2019. C’est encore aujourd’hui la seule au sein du CAC 40.
Lors de son Assemblée Générale, le Groupe a inscrit sa raison d’être dans ses statuts (« Apporter la santé par l‘alimentation au plus grand nombre ») et s’est fixé des objectifs sociaux et environnementaux : améliorer la santé, préserver la planète, construire le futur avec ses équipes et promouvoir une croissance inclusive.
Cette transformation a été plébiscitée par 99,42 % des actionnaires réunis en Assemblée générale et donc l’ensemble des fonds d’investissement qui viennent d’obtenir son départ. Devant un tel élan, le PDG, Emmanuel Faber avait cru pouvoir déclarer : « Vous venez de déboulonner la statue de Milton Friedman ! ». Economiste de l’école de Chicago, Milton Friedman assurait dans les années soixante-dix que la seule responsabilité sociale de l’entreprise était de générer du profit pour ses actionnaires. Le Code civil français, depuis Napoléon et jusqu’à la loi PACTE, ne disait pas autre chose. L’exact opposé de la société à mission qui demande de mettre sur le même plan but lucratif et finalité d’ordre sociétal et environnemental.
Emmanuel Faber, propulsé au sommet de Danone par Franck Riboud en 2014, s’était révélé aux yeux du grand public en 2016 à l’occasion d’un discours fort remarqué devant les étudiants d’HEC où il affirmait « Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie ». Une prise de position qui s’inscrivait dans la droite ligne des orientations d’Antoine Riboud, fondateur de Danone, qui affirmait il y a plus de quarante ans devant le CNPF, l’ancêtre du Medef, vouloir construire un « double projet économique et social ».
Depuis, même Franck Riboud avait pris ses distances avec le PDG et n’hésitait plus à attaquer son ancien protégé, en lui reprochant de se préoccuper davantage de l’avenir de la planète que de celui de l’entreprise. D’autres voix s’étaient élevées contre le patron de Danone. Le fondateur de Bluebell Capital Partners avait encore souhaité dans une interview très remarquée publiée dans l’édition du Monde du 27 février que le directeur général soit « concentré à 100 % sur la gestion de la société ». Le fonds Artisan Partners, conseillé par Jan Bennink, un ancien cadre de Danone, réclamait de son côté une inflexion significative de la stratégie et demandait le départ d’Emmanuel Faber, accusé d’être trop impliqué sur les sujets sociétaux et environnementaux et pas assez sur les performances opérationnelles et financières de son entreprise. La vision à long terme ne doit pas faire oublier les exigences de rentabilité à court terme.
Certes, les actions menées par certains actionnaires mécontents de leurs performances contre les dirigeants de leurs sociétés sont monnaie courante au sein des sociétés cotées ; ils se sont même accrus au cours des dernières années avec le développement des fonds activistes (Amber Capital chez Lagardère, Muddy Waters chez Casino ou Elliott Management chez Pernod-Ricard). Mais les malheurs d’Emmanuel Faber conduisent à deux conclusions.
La première, c’est que le statut de société à mission n’est sans doute pas adapté pour les grandes entreprises cotées surtout lorsque leur capital est largement dilué, ce qui est depuis longtemps le cas de Danone. Au demeurant, outre Danone, peu de sociétés cotées ont à ce jour franchi le Rubicon. Parmi les grandes entreprises, celui-ci semble pour l’instant réservé aux sociétés mutualistes, notamment la MAIF, un des pionniers en France, qui en a fait un élément essentiel de sa stratégie, porté avec conviction et force par son directeur général Pascal Demurger, ou aux entreprises détenues par des familles ou leurs dirigeants comme Yves Rocher ou Meridiam, qui n’ont pas à se soucier d’éventuelles réticences de la part de tel ou tel de leurs actionnaires minoritaires. Pour les autres, le statut de société à mission semble plus les fragiliser que les renforcer, en période de crise surtout, ouvrant la porte à la critique assassine « ils feraient mieux de s’occuper de leur compte d’exploitation ».
La seconde n’est pas nouvelle mais est fortement rappelée par les malheurs d’Emmanuel Faber. Jean-Marie Messier en avait fait la dure expérience avant lui : il n’est pas recommandé pour les chefs d’entreprise de trop s’exposer devant les médias ou de se poser en modèle. Le retour de bâton est violent dès que les résultats se dégradent. Il était reproché à Emmanuel Faber, y compris en interne, de se préoccuper de son image plus que de ses marges. Seuls les syndicats de Danone ont pris la parole pour défendre leur président. Ce qui est d’autant plus remarquable que celui-ci venait, dans l’espoir d’apaiser ses opposants, d’annoncer un plan de réduction des effectifs, malgré ses engagements du printemps. Mais il est vrai qu’ils craignent que la réforme de la gouvernance soit le prélude à une vente par appartement du groupe !
Au-delà de la personne d’Emmanuel Faber, c’est donc l’avenir de Danone qui se joue et la décision du Conseil d’administration de Danone d’hier montre que dans la gestion des grands groupes cotés, le court terme a un bel avenir.